La douceur du surmoi

La Grande Beauté est catholique.

Comme la névrose est le négatif de la perversion, le Coréen est le négatif du Français. Du Français des Lumières, j’entends – ce prodige de vulgarité. Calme, discret, délicat, et d’un savoir-vivre à peine imaginable, pour qui vient de la porcherie hexagonale : le Coréen a la grâce. Le Coréen vit en paix. À Séoul – 10 millions d’habitants, comme à Paris et sa banlieue –, on n’entend pas un bruit. Pas un coup de klaxon ; de ces files de voitures émane seulement une rumeur feutrée. Dans les parcs, pas d’enceintes Bluetooth, pas de dialogues de sourds, pas d’aigreur, pas de cris – sinon ceux des enfants, heureux, et si chanceux… Dans les gares, les transports, dans les aéroports, pas d’annonces incessantes, ineptes, abrutissantes ; après tout, les gens savent lire. Et ces gens ne connaissent pas l’avachissement ni le laisser-aller : des chaussures aux cheveux, tout est propre, ordonné, impeccable. Le Coréen est l’être impeccable. Parfaitement névrosé. Il faut croire que le confucianisme, ça marche… À plus forte raison quand sur ce terreau confucéen pousse un arbre chrétien : le christianisme est la première religion de Corée. Près d’un tiers des Coréens sont chrétiens. Pas de culture chrétienne, non. Pas chrétiens d’héritage ; pas chrétiens de racine, pour reprendre la phraséologie des pitres identitaires qui ne parlent jamais que des racines chrétiennes de la France (révélant que pour eux, le christianisme n’est bon qu’à rester enterré) : chrétiens de branche. Saturés de sève. Confucianisme et christianisme : le Coréen nous montre ce que peut être l’Homme, quand il s’élève sur des préceptes l’engageant à dompter ses pulsions, à tenir compte d’autrui, à renoncer à ses fantasmes de toute-puissance pour accorder son narcissisme à la réalité : à développer un moi tempéré. Trop tempéré, certes, pour susciter de l’art : l’art ne vient à personne sans orages et sans rage. Le grand art, en tout cas. Qui est fils du délire. Et de la rébellion. L’artiste transgresse ; le Coréen obéit. Le Coréen est trop civilisé pour être artiste. Trop névrotisé. Son surmoi surpuissant étouffe sa créativité. Pour créer du grand art, il faut ouvrir des portes qu’un surmoi trop catégorique maintient fermées. Il faut un surmoi fort, certes, pour canaliser par la technique le flot des émotions, et s’autocritiquer, et se perfectionner. Mais il faut que ces émotions puissent pleinement s’exprimer. Il faut un dosage fin, subtil, quasi-antinomique, presque miraculeux, entre ça et surmoi. Pour le grand art, il faut Jésus. C’est la conclusion à laquelle je suis parvenu après avoir parcouru le monde, et vu dans toutes les civilisations bien des choses admirables. De l’artisanat fin, des objets délicats, des formes élégantes, des temples solennels, des palais somptueux. Bien des choses admirables, oui… Mais dans ces ravissements, il y avait toujours quelque chose de répétitif. De stéréotypé. D’impersonnel. Une carence d’individualité qui semblait incurable. Comme si au seuil de dire sa vérité, l’âme ne trouvait plus les mots. Roulements de tambour qui dureraient, dureraient, sans jamais accoucher… Comme si parvenues à un certain niveau de liberté, les émotions plafonnaient ; comme si elles voulaient la passer, cette septième vitesse, mais ne la trouvaient pas… puisqu’elle n’existe pas… Sauf dans l’art catholique. Nulle part ailleurs que dans l’art catholique je n’ai trouvé des œuvres portant de manière immédiatement reconnaissable la marque d’un individu. D’un être d’exception. Prodigieusement accompli. Mozart, Rubens, Raphaël, Le Corrège, de Vinci, Le Tintoret, Giambologna, Brunelleschi, Michel-Ange, Molière, Céline, Baudelaire, Beethoven : quelle autre civilisation que la catholique a engendré de tels génies ? Des êtres aussi émotifs, aussi inventifs, aussi expressifs, aussi libres ? Dans quelle autre civilisation que la catholique l’Homme a-t-il poussé si loin la vie émotive ? Exploré si profondément les mystères de l’âme ? Exprimé si magistralement ce qu’il y a trouvé ? Et suscité, par conséquent, des émotions si renversantes… Des émotions d’une puissance introuvable ailleurs ; des émotions que l’on n’éprouve qu’en parcourant ce qui, jadis, s’appelait la Chrétienté… Car enfin, qui ressent le même type d’émotions en écoutant le Requiem de Mozart et de la musique traditionnelle chinoise ? En entrant dans Saint-Pierre de Rome, et dans un temple hindou ? Devant la Pietà et Vishnu ? Où est la tendresse, dans les autres religions ? Où est la douceur ?  Où est l’amour ?

Si la civilisation catholique est mère des œuvres les plus émouvantes jamais créées par l’Homme, c’est sans doute parce que l’amour est le principe et le but du catholicisme. Son essence-même. « Aime ton prochain comme toi-même » : tout le catholicisme se résume dans cette phrase. Qui est le commandement suprême de Jésus. Quelle autre religion fait de l’amour son commandement suprême ? Quelle autre religion, à vrai dire, s’intéresse à l’amour ? Combien d’occurrences de ce mot, dans leurs textes sacrés ?… Cette primauté conférée à l’amour explique que le catholicisme soit la religion la plus pauvre en prescriptions, en interdits et en tabous (en orthopraxie, péroreraient les pédants) : la plus libre. « Le royaume de Dieu ne consiste pas en des questions de nourriture ou de boisson. » ; « Ce ne sont là que des préceptes et des enseignements humains, qui ont des airs de sagesse, de religion personnelle, d’humilité et de rigueur pour le corps, mais ne sont d’aucune valeur. » (Saint Paul) « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. » ; « Ce que vous faites pour devenir des justes, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. » ; « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour des justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs. » (Jésus) Tout ce qui compte, pour Jésus, c’est l’amour – et son corollaire : le pardon. « Si ton frère a commis un péché, fais-lui de vifs reproches, et, s’il se repent, pardonne-lui. Même si sept fois par jour il commet un péché contre toi, et que sept fois de suite il revienne à toi en disant : « Je me repens », tu lui pardonneras. » L’amour, et le pardon… L’amour, donc le pardon : voilà le catholicisme. Or c’est sur ces deux jambes, l’amour et le pardon, que marche la liberté. Vers la vérité. C’est se savoir aimé inconditionnellement qui donne la confiance de transgresser, d’explorer, de se tromper, d’échouer, d’errer, mais aussi de trouver : trouver des vérités qu’on n’aurait même pas soupçonnées, si on était resté amarré au port des rites et des règles. C’est en partant au large que l’on devient fécond. « Quand il eut fini de parler, Jésus dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. » S’aventurer au large, audacieux et confiant, car on se sait aimé, et donc pardonné : voilà pourquoi la civilisation catholique a tant imaginé. Tant osé. Tant créé. Tant trouvé. Trouvé tant de langages pour dire comme l’Homme est beau. Roman, gothique, Renaissance, baroque, et leurs mille nuances, reflets de mille individualités… Placer l’amour au centre de tout laisse une chance à l’erreur. Et rien n’est plus créateur que l’erreur. Rien n’est plus salvateur. Rien n’est plus nécessaire pour que l’Homme se découvre, s’accepte, et s’accomplisse en faisant triompher sa fragilité sur ses fantasmes de toute-puissance – lesquels sont à la source de toute barbarie. L’illusion de toute-puissance abolit la vie intérieure. La vie émotive. L’imagination. L’Homme qui vit dans la toute-puissance est obtus, buté, stérile : il est, essentiellement, un bébé dans un corps d’adulte. C’est-à-dire un pervers. Cela explique la perversité et la stérilité de l’Occident des Lumières, construit sur la haine de la civilisation catholique, et devenu sa plus stricte antithèse. Il suffit en effet d’observer un instant leurs hommes et leurs œuvres pour que nous apparaisse ce contraste parfait : le catholicisme est un générateur d’hypersensibles ; les Lumières, de pervers. L’Occident des Lumières est la civilisation de la toute-puissance : de l’orgueil et du vide. Regardez… L’orgueil avilit l’Homme ; l’humilité l’élève. La créativité est fille de la vulnérabilité. La délicatesse, le plus beau fruit de la fragilité. C’est en acceptant sa faillibilité que l’Homme développe la plénitude de son humanité : c’est par les failles qu’entre l’Esprit… Et quel milieu plus favorable à l’acceptation de sa fragilité que celui fondé sur l’amour et le pardon ? Les génies de la civilisation catholique sont les enfants de l’amour et du pardon. Mais pas seulement…

Si la civilisation catholique a suscité des hommes aussi sensibles, et déployé une palette d’émotions aussi diverses et intenses, ce n’est pas seulement parce qu’elle plaçait l’amour au centre de tout. Cela n’aurait pas suffi… ce n’est pas aux paroles, mais aux actes que se reconnaît l’amour… Si l’amour catholique était resté un enseignement, une exhortation, un commandement, il aurait certes engendré une civilisation remarquable ; mais pas celle-là. Pour que naissent des féeries comme la chiesa del Gesù, des sanglots comme le Stabat Mater de Pergolèse, des paradis comme Rome et des fous comme Mozart, il fallait que l’amour se manifeste par un acte inoubliable ; il fallait cette folie, ce délire d’amour : que Dieu lui-même devienne un homme. À la merci des hommes. Jusqu’à se faire tuer par eux… « Un fils de Dieu qui se fait buter à 33 ans, c’est quand même pas une pointure. » La candide ironie de cette brève de comptoir recèle une vérité profonde : Jésus n’est pas venu pour briller. Pour en mettre plein la vue. Pour exercer sa toute-puissance (laquelle, pour le coup, n’était pas un fantasme…). Jésus est venu pour se donner. Sans grimaces, sans simagrées, sans se vanter, sans chercher les honneurs. Suprême humilité de Celui qui peut tout… jusqu’à l’endroit de sa naissance, et de sa résidence : « Philippe, un des premiers disciples de Jésus, alla trouver Nathanaël et lui dit : « Celui dont il est écrit dans la loi de Moïse et chez les prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth. » Nathanaël lui répondit : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » » Jésus ne vient pas de la capitale : il vient de chez les ch’tis. Les petits. Les sans-dents. Les gens qui ne sont rien. Le Sauveur a vécu parmi les losers. Et il est mort comme un loser. Sans être reconnu. En perdant sans combattre un procès insensé. Condamné à mort alors qu’il n’avait rien fait, sinon contrarier une poignée de notables… « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous l’avez fait »… Jésus a été le plus petit. Le plus fragile. Vous pouvez donc sans honte être fragile. Et Jésus a ressenti des émotions. Vous pouvez donc sans honte accueillir vos émotions. Et même les chérir. Puisqu’elles sont les murmures de votre âme… C’est peu dire, en effet, que Jésus-Christ a ressenti des émotions, lors de son court séjour terrestre. Il a ri, il a pleuré, a été triste, il a eu peur. A connu la détresse. Le besoin de consolation. « Quelle angoisse est la mienne » ; « Alors, du ciel, lui apparut un ange qui le réconfortait. » Un être tout-puissant qui cherche du réconfort… Jésus est l’anti-Adam. Jésus rachète Adam. Répare son erreur. À la fourbe flatterie qui plonge l’Homme dans la servitude : « Vous serez comme des dieux », Jésus oppose cette vérité libératrice : « Dieu est comme vous » : Dieu est fragile. Ou du moins, Dieu fait primer la fragilité sur la toute-puissance. Dieu aime trop l’Homme pour lui imposer sa toute-puissance. Car Dieu veut l’Homme heureux, mais plus encore Il le veut libre : jamais Il ne fera son bonheur malgré lui (ce qui est l’ambition du tyran). Et Il voudrait tellement que l’Homme comprenne cela, qu’il réalise que la toute-puissance est une impasse avilissante, qu’Il envoie son fils nous sauver par une démonstration non pas de force, mais de fragilité… Jésus sauve l’humanité par sa fragilité. Aussi, aspirer à la toute-puissance, ce n’est pas être comme Dieu : c’est être comme le Diable. C’est suivre Adam, et non Jésus ; le fossoyeur, non le sauveur. La soif de toute-puissance rend l’Homme esclave ; le consentement à la fragilité le libère. C’est toute la symbolique d’Adam et de Jésus : du pervers en herbe et de l’être émotif… De Jésus, qui « tressaille de joie »… est « triste à en mourir »… Le Nouveau Testament regorge de références aux émotions de Jésus ; comment les émotions pourraient-elles être haram, si Dieu lui-même les a ressenties ?… En incarnant la fragilité, les émotions et la souffrance, Jésus est venu combler les carences affectives du judaïsme et de l’hellénisme. Compléter ces pompeux édifices intellectuels de ce sans quoi l’Homme n’est « qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » : l’amour. C’est une révolution. L’Homme est enfin admis dans toutes ses dimensions. L’Homme est enfin aimé dans toutes ses dimensions. L’Homme va enfin pouvoir s’accomplir… Faire germer de son cœur et de sa main des merveilles inouïes. Rome, Rubens, Raphaël, Mozart : de la fragilité a fleuri l’excellence. L’incarnation a libéré les émotions. C’est la clef de l’art catholique. Le secret de sa prodigieuse densité émotive. De son extraordinaire splendeur. De son infinie tendresse. De ces avalanches de douceur, ces Madone rêveuses, ces douces Vierge à l’enfant, cet hypnotique Ange au Sourire, et ces tout petits chiens dans les tableaux des plus grands maîtres… L’art est un dérivé de la fragilité ; le catholicisme est la religion de la fragilité : l’art catholique est le grand art. Il évolue dans une autre galaxie. Celle de la Grande Beauté. L’art catholique emmène l’Homme dans des régions de l’émotion, de l’inspiration et de la création que les autres civilisations ne peuvent, littéralement, concevoir. Et ceux que choque cette affirmation sont libres de me démentir en me montrant la Rome juive, le Mozart musulman et le Rubens bouddhiste. Et le Molière hindou. Et je suis obligé d’ajouter, car je n’ignore pas la bêtise et la mauvaise foi de l’Occidental 2.0, que je ne parle jamais d’ethnie ; que je parle de catholicisme ; et que « katholikos » signifie « universel »… L’art catholique est le seul à se passionner pour l’Homme, ses états d’âme, sa psychologie, ses émotions. L’art catholique est frénétiquement figuratif. C’est le seul. Les autres religions soit proscrivent la représentation de l’Homme soit, dans le meilleur des cas, l’esquissent sans enthousiasme, en se gardant toujours de dépeindre ses émotions, ou alors de manière très rudimentaire. Pas pour rien que la psychologie est née en Occident… et plus tôt qu’on ne le croit… que personne n’a jamais mieux décrit le gaslighting que Molière dans l’acte IV, scène 3 du Misanthrope. Il y a 350 ans…

C’est que les autres religions n’ont pas eu l’incarnation : elles auront à jamais un rapport contrarié aux émotions. Cela explique leur sécheresse artistique : que même devant leurs œuvres les plus grandioses, on ne ressent au mieux que de l’admiration – ce qui est déjà pas mal, me direz-vous. Mais rien d’intime. Rien de profond. Rien qui remue notre âme. Rien qui la réconforte. L’art catholique est un baume pour l’âme : il est le seul à savoir lui parler. Et par art catholique, je n’entends pas seulement les merveilles qui naquirent dans ces siècles magiques où catholicisme et Occident ne faisaient qu’un ; j’entends tout ce qui, même après la prise de pouvoir des pervers des Lumières, a résisté à leur normalisation de la barbarie. J’entends les rares individus – chaque décennie plus rares… – dont l’émotivité n’a pas été engloutie par la marée montante de la perversité. J’entends Kurt Cobain, Ian Curtis, Amy Winehouse, Michael Jackson, Diana Ross, David Bowie, Freddie Mercury, Ray Charles, Hans Zimmer, António Zambujo, Amália Rodrigues, Ana Moura, Laura Pausini, Antonello Venditti, Seu Jorge, João Gilberto, Vinícius de Moraes, Tom Jobim, Paulinho da Viola, Paulinho Nogueira et quelques dizaines d’autres embellisseurs du monde qui, consciemment ou non, agnostiques ou croyants, doivent leur accomplissement à Jésus. Si ces hommes et ces femmes n’avaient pas eu la chance de naître dans une civilisation en filiation, même lointaine, avec le Christ, ils auraient dû réprimer une partie de leurs émotions, et nier une part de leur fragilité : leur art n’aurait pas existé. Oh, ils auraient fait autre chose de très bien, sans doute, de très intéressant, étant donné leur talent ; mais ce n’aurait jamais été qu’un embryon de ce qu’ils ont offert grâce à Jésus. Une version affadie. Carencée en émotivité. Désincarnée… Si Amy Winehouse était née à Kaboul, elle n’aurait pas écrit Love is a losing game. Si Kurt Cobain avait vécu au Qatar, il n’aurait pas composé All apologies. Si Thom Yorke venait de Riyad, son âme n’aurait pas imaginé Fake plastic trees. Si Paulinho Nogueira était né à Islamabad, jamais des cordes de sa guitare ne serait sortie la Bachianinha. Si António Zambujo était né à Delhi, jamais il n’aurait murmuré Em quatro luas. Si Otis Redding était né en Afrique, il n’aurait pas chanté I’ve been loving you too long. Si Michael Jackson était né à Pékin, il n’aurait pas été Michael Jackson. C’est parce qu’ils ont vécu dans les vestiges d’une civilisation fondée sur la parole de Jésus et, plus crucial, sur son incarnation, que ces génies ont pu accueillir leur fragilité, laisser libre cours à leurs émotions, et offrir à l’humanité tous les trésors que recelait leur âme. La liberté d’expression artistique vient de Jésus. C’est Jésus qui permet à l’Homme d’être sensible. C’est le catholicisme qui invente l’être émotif.  

Oui mais alors pourquoi dites-vous que les Coréens ne sont pas artistes, puisque vous dites qu’ils sont chrétiens ? Il est temps, maintenant, de répondre à la question qui brûle les lèvres de mon attentif lecteur depuis le début de ce texte. Et la réponse est simple : pour le grand art, il faut Jésus. Certes. Mais beaucoup plus qu’en Corée. Et un Jésus plus joueur… moins austère… moins protestant… Moins confucéen. Car c’est encore clairement le substrat confucéen qui régit la Corée : le grand saut catholique étant trop radical, l’émancipation vers Jésus se fait essentiellement en embrassant le protestantisme. Or le protestantisme, question art, bon… restons polis… Ce n’est pas le Jésus des protestants, mais le Jésus des jésuites qui suscite l’élégance de la Renaissance, les torrents de joie du baroque et la tendre espièglerie de Mozart. Le Jésus des jésuites est joyeux ; le Jésus de Luther est austère. Il est donc plus apparenté à Confucius : au surmoi pur, absolu, despotique. Qui entrave les pulsions mauvaises, mais coupe le souffle créatif. Avec Confucius, la répression des émotions confine à l’oppression : l’âme ne peut respirer. C’est un pur frein. Pas de moteur. Artistique, en tout cas (a contrario la rigueur confucéenne est particulièrement propice à la maîtrise des disciplines scientifiques, comme l’illustre éloquemment l’excellence technologique du Japon et de la Corée). Chaque religion, chaque philosophie, chaque système de pensée assigne à l’Homme un objectif. Le confucianisme, c’est la maîtrise de soi ; le catholicisme, c’est l’accomplissement de soi (et les Lumières, c’est la barbarie). De toutes les conceptions de l’Homme, la catholique est celle qui implique le compromis le plus subtil – et le plus précaire, et le plus dangereux – entre ça et surmoi. Mais sans cette prise de risque, rien d’intéressant ne se produit. Vie bourgeoise… long dimanche… « Il faut porter en soi quelque chaos pour donner naissance à une étoile qui danse » écrivait Nietzsche (Nietzsche, qui était beaucoup plus catholique qu’il ne le pensait ; Nietzsche qui, malgré son génie, avait sur le catholicisme la finesse de pensée d’un collégien). Pour créer du grand art, il faut une bride moins sévère que la confucéenne. Plus indulgente avec les passions et les pulsions. Il faut un dosage plus subtil entre délire et contrôle de soi. L’art est un délire maîtrisé ; le Coréen est pure maîtrise… Qu’on me comprenne bien : ces considérations n’enlèvent rien à l’admiration et à l’affection que je porte aux Coréens, à leur gentillesse, à leur délicatesse, et à leur savoureux savoir-vivre. Reconnaître, à côté de ses mérites, les limites d’un modèle civilisationnel n’est pas le mépriser. Loin de là… Car quand après avoir quitté ce monde velouté, on atterrit dans le jardin d’enfants hexagonal pour retrouver les pervers tricolores, ces sots bébés dans des corps d’adultes incapables de mettre des bornes à leur narcissisme pour préserver un certain niveau d’élégance et de sérénité sociale, cette pensée ne nous quitte plus : un peuple façonné par Confucius et Jésus-Christ, c’est quand même autre chose que par Voltaire et Cohn-Bendit.

9 commentaires sur « La douceur du surmoi »

  1. Texte riche, intelligent, profond et qui mérite et nécessite plusieurs lectures.

    Un point seulement, qui n’est pas un point de détail: que penser du protestant Jean Sébastien Bach ? Est-il l’exception qui confirme la règle ou, en dépit de la grande émotion que dégage sa musique, y entendez-vous aussi la « sévérité », le contrôle, la maîtrise qui empêchent son œuvre d’atteindre les sommets artistiques que vous évoquez ?

    Bon je lis à l’instant que Bach s’est convertie au catholicisme en 1760 !

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    1. Merci beaucoup. Concernant Bach, j’ai essayé de montrer avec Kurt Cobain, Amy Winehouse et tant d’autres, qu’on n’a pas besoin de professer la foi catholique pour être un immense artiste : il « suffit » de profiter de la liberté d’expression artistique qui dérive de la conception catholique de l’Homme.

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  2. Liberté, humilité, radicalité, silence et écoute; pour ceux qui en ont l’envie, un entretien très intéressant sur Alexandre Grothendieck que l’on présente comme le plus grand mathématicien de XXeme siècle, et celui qui en parle si bien est Laurent Lafforgue (lui même grand mathématicien)et qui devient de plus en plus intéressant au cours de l’entretien. Ce qu’il dit de lui m’évoque un peu votre billet sur le Surmoi et le catholicisme, même si cela peut paraître incongru.

    https://x.com/Tocsin_Media/status/1934551527278170237

    (au fait Vermeer le grand peintre des pays bas s’est lui aussi converti au catholicisme)

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  3. Très beau texte et aussi commentaires intéressants.Il me fait penser à cette citation de Vincent Van Gogh : » Il est bon d’aimer autant que l’on peut , car c’est là que réside la vraie force et celui qui aime beaucoup accomplit de grandes choses et en est capable , et ce qui se fait par amour est bien fait. »

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  4. De rien .Je suis content que vous ayez apprécié ces scènes du film de Ben Hur dont celle avec le légionnaire qui m’émeut tout particulièrement .La musique du grand compositeur de musique de film Miklos Rosza d’origine hongroise est tout aussi remarquable tout comme le film d’ailleurs .Bien à vous.

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