Le pervers touristique

Un profil Instagram, une perche à selfies,
Un t-shirt à message, un bon réseau wifi,
Et 3 000 followers : voilà, tout équipé,
Le touriste nouveau, ce noble aventurier

Qui tourne autour du globe, un réacteur au cul,
En visionnant son film et bâfrant son menu,
Avant de s’endormir en pyjama chaussettes,
Bouche ouverte, plongé dans son rose appuie-tête.

Héritier glorieux des grands explorateurs,
Baroudeur audacieux, sans paresse ni peur,
C’est légitimement que ce héros se prend
Pour Vasco de Gama, Colomb ou Magellan :

Dès son atterrissage il se prend en selfie,
Fier d’avoir de nouveau relevé le défi
De brûler cent vingt-huit tonnes de kérosène
Pour passer des vacances écolo, bio et zen

(Étant de Mère Nature un ardent militant,
Ses pensées vont toujours à l’environnement :
Il exige des vols en classe écotouriste ;
C’est la garantie d’un voyage écologiste).

Épris de nouveauté, de dépaysement,
De terres inexplorées, d’horizons étonnants,
Il arpente les lieux spottés sur Instagram :
Ce sont, lui a-t-on dit, des lieux où souffle l’âme.

Dans ces endroits mystiques, envoûtants, hypnotiques,
Exhalant un parfum d’aventure authentique,
Il retrouve, grouillants, ses clones instagrammeurs
Qui, smartphone enfiévré, frissonnent de bonheur ;

Pensez, ils ont gagné deux mille followers
Et le double de like, tout ça en moins d’une heure,
Pour avoir exhibé sur les réseaux voyeurs
Les détails de leur belle aventure intérieure ;

Aventure authentique, et intime, et profonde,
Retrouvailles avec soi à l’autre bout du monde,
Moment d’introspection à vivre en solitaire,
Et à photographier pour informer la Terre

Et les réseaux sociaux de son goût du désert :
Le touriste nouveau est profond et sincère,
Le touriste nouveau, en homme simple et vrai,
Sait admirer le monde en se faisant discret ;

Ce humble voyageur n’est que grâce et douceur,
Courtoisie, élégance, humanité, pudeur ;
Partout où il se rend c’est pétri de respect
Pour les peuples et cultures : il croit fort à la paix,

Aux rencontres authentiques avec les habitants,
Au partage sans filtre, tel’ment enrichissant,
Avec les autochtones qui portent ses bagages,
Lui servent de taxis, de femmes de ménage,

De vide-couilles, aussi, pour deux ou trois dollars
(Et peuvent toujours courir pour qu’il laisse un pourboire) :
Que d’interactions denses et d’échanges émouvants !
Que d’expériences intenses et que de beaux moments !

Le tourisme nouveau, ce nouvel humanisme,
N’est qu’ouverture à l’Autre, amour de l’exotisme,
De ce grand melting-pot qui compose la Terre,
Ce kaléidoscope juste extraordinaire

De peuples métissés, comme un bouquet de fleurs,
Superbe mosaïque de toutes les couleurs,
Et de ces différences qui sont autant de chances
D’éradiquer la peur, la haine et l’ignorance ;

Le touriste, en effet, est tout sauf ignorant,
Il est curieux de tout, profond et passionnant :
Il se cultive dans le Guide du Routard,
C’est vous dire s’il est incollable en Histoire,

S’il a sur le passé un regard nuancé,
Épatant de finesse et de subtilité :
L’infâme christianisme et l’admirable Islam,
Le galant musulman et son respect des femmes,

Le Français misogyne avec ses Notre-Dame,
Et l’obscur Moyen-Âge qui opprimait les âmes,
Pendant que dans l’Orient la civilisation
Portait l’homme vers les sommets de la raison ;

Les grands penseurs du Golfe et le mini Montaigne,
Le tout petit Saint Louis et le grand Ben Laden ;
Le merveilleux Qatar, ses prodiges artistiques,
Raphaël et Mozart, fats cuistres académiques ;

Le nerveux Jésus-Christ et le doux Mahomet
Qui n’enseigna jamais que l’amour et la paix ;
La belliqueuse Europe et ses sales Croisades,
Le pacifique Islam et son gentil Djihad,

Les grands génies arabes et l’Europe arriérée,
La morne Renaissance et les riches mosquées,
Vienne et Rome et Venise, inférieures à Bagdad,
Et Florence et Paris, qui rappellent Riyad ;

Riyad, qui est d’ailleurs le tout dernier must-see,
La desti à la mode, LE lieu, the place to be !
Pour assouvir son goût des histoires d’ailleurs,
Des rencontres authentiques pour un monde meilleur,

Le touriste a choisi l’Arabie saoudite,
Terra incognita splendide et insolite,
Nouveau terrain de jeu pour esprits décalés,
Et voyageurs ouverts, épris de liberté,

Et puis d’égalité, et de fraternité,
Et de laïcité, et puis de parité :
Ces sublimes valeurs sont ici exaltées,
En ces terres humanistes, où tout est toléré :

Ce voyage enchanteur est ainsi l’occasion
De mettre un coup d’arrêt aux stigmatisations,
De déconstruire les fantasmes et les clichés
Sur l’Islam qui serait misogyne et guerrier,

Tous ces stéréotypes d’incultes bas du front
Remplis de préjugés, de désinformations,
D’amalgames douteux, voire nauséabonds,
Et de caricatures sur cette religion ;

Il est temps d’opposer un discours humaniste
Aux peurs irrationnelles d’un danger islamiste,
Ces grotesques fake news, ces délir’ complotistes,
Propagés par la fachosphère franco-fasciste

Car il faudra s’y faire : nous sommes tous des frères,
N’en déplaise aux charognes de la fachosphère ;
Nous devons nous aimer, ne pas nous insulter,
Quoi qu’en pensent ces cons, ces salauds, ces fumiers

Qui font des amalgames et puis qui stigmatisent ;
Pour briser leurs clichés et leur idiote hantise,
Et prouver que l’Islam est tout sauf ce qu’on dit,
Le touriste nouveau voyage en Arabie ;

Il se balade en short au milieu des hijabs,
Sa femme en bikini au milieu des niqabs ;
Il sent bien des regards un brin réprobateurs
Mais bon, honnêtement, de là à avoir peur…

Il entre ainsi dans les boutiques de burqa,
Le bide à l’air dans les magasins d’abayas ;
Mais alors qu’il ressort après l’achat d’un voile,
Typique du pays, conforme aux normes halal,

Un SUV s’arrête et le prie de monter
A grand renfort de roustes et de coups bien placés
Pile dans les roustons puis paf dans la mâchoire
Et dans un crissement féroce redémarre

Pour l’emmener swinguer au milieu du désert
Et voir avec ses yeux si les palmiers sont verts ;
Rouge de sang, la nuque et le nez désaxés,
Le touriste nouveau est un peu secoué ;

De tous ses souvenirs de vacances d’été,
Jamais on ne l’avait aussi peu chouchouté :
Coups de couteaux, brûlures et menaces de mort,
C’en est trop : il se plaindra sur Tripadvisor !

C’est alors qu’il entend un fracas prodigieux,
Des cris, des explosions, ouragan d’armes à feu,
Et que subitement une main surpuissante
Le soulève de terre et l’extrait de la tente.

Il est alors jeté dans un autre SUV
« Putain, ça recommence ! », pense-t-il, affolé,
Mais les hommes en treillis très vite le rassurent :
Il vient d’échapper à d’effroyables tortures ;

Quatre de leurs collègues n’ont pas eu cette chance
Qui viennent de tomber pour sauver ses vacances.
Le touriste nouveau, certes, est reconnaissant,
Mais point trop n’en faut : il n’oublie pas pour autant

Que le job de ces gens — qui en vaut bien un autre —
Est de donner sa vie pour sauver celle des autres ;
Alors merci, OK, mais faut pas abuser :
Ces soi-disant « héros » n’ont fait que leur métier

Et s’ils sont pas contents, libre à eux d’en changer.
Le lendemain matin, ravi, le cœur léger,
Le touriste nouveau repart à l’aventure,
Lunettes de soleil, rutilante voiture,

En direction d’un lieu secret et retiré,
Spotté sur Instagram, et très recommandé
Sur Facebook, sur Twitter et sur Tripadvisor :
Un endroit top-secret, un plan qui vaut de l’or.

Sur la route il remarque un pur spot à selfies
Un peu risqué, mais bon, la vie est un défi ;
Il s’approche, ce con, du bord de la crevasse,
Sourit au téléphone et bien sûr se patrasse

Et vient se fracasser quinze mètres plus bas,
Se cassant quelques côtes et se brisant les bras ;
Il gît là, avachi, hurlant comme un bébé
Avec une pensée pour son selfie raté.

Quelques heures plus tard, en déshydratation,
Il entend ce qui semble être un moteur d’avion ;
C’est un hélicoptère en quête d’un touriste
Qui aurait, paraît-il, besoin de secouristes.

Des secouristes, tiens, c’est ce qui en descend ;
Aussitôt ils s’affairent à secourir ce gland ;
Opération ardue : la crevasse est coriace :
Cet inepte crétin gît au fond d’une nasse ;

Un des sauveurs se vautre et rencontre un rocher,
Un autre dégringole, plane et va s’écraser
L’estomac éclaté et la tête en compote ;
Au prix de mil périls leurs autres petits potes

Parviennent patiemment à tirer cette ordure
De son trou ; deux sont morts pour sauver cette enflure ;
Le touriste nouveau tient à les remercier
Mais, bon, voilà, ce sont les risques du métier

Et puis, oh, regardez ! Mon selfie a marché !!!
Il est pas beau, eh, oh, qu’est-c’que vous en pensez ?
Ah, non, vraiment, merci, merci, merci beaucoup !
C’était un peu risqué mais ça valait le coup !

Les mecs dans l’hélico le zieutent, un peu troublés
De ce connard joyeux, alors que sont crevés
Deux des leurs à l’instant ; c’est qu’ils n’ont pas compris
Le fonctionnement de ce sombre abruti :

Dans l’esprit fraternel de ce grand humaniste,
Un touriste vaut bien au moins deux secouristes,
Et pour réaliser un somptueux selfie
Il peut bien de ces gueux sacrifier la vie ;

Ce philanthrope ému, ce voyageur ailé,
Féru d’égalité et de fraternité,
Peut souiller, humilier, voire causer la mort
Sans éprouver la honte ou l’ombre d’un remords.

Ce fléau ambulant monté sur réacteurs
Vient, salit et repart à plus de mille à l’heure.
Comme il est arrivé, il séjourne et s’en va,
Toujours aussi inculte, aussi vide, aussi fat.

Le cerveau ravagé, la conscience tranquille,
Avachi dans l’avion devant un film débile,
Il retourne chez lui en n’ayant rien appris,
Rien vu, rien retenu, rien senti, rien compris,

Et sitôt revenu de son errance absurde,
Cet esclave éternel de sa molle hébétude
Prendra devant l’avion un shoot de dix selfies…
Voilà son existence — ou, si l’on veut, sa vie.

4 commentaires sur « Le pervers touristique »

  1. Pour relater l'épopée du Crétin par excellence qu'est le diabolique touriste, un sonnet suffisait, et même un simple distique.On vous taquine : far from « TLDR », thanks, for you made the day. »Il se cultive dans le Guide du Routard,C’est vous dire s’il est incollable en Histoire »Vous êtes radicalement tropinjuste : les profs clients de Clio et d'Intermèdes pillent de meilleures autorités pour les réciter ensuite en jouant les sapientes.

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  2. Si je puis me permettre, il n y a plus que dans les petrodictatures que l on peut admirer de la belle architecture occidentale: Les architectes ( qui se nomment rarement Benchoukroute) n y sont pas bridés par une avalanche de contraintes et de normes comme chez nous et les chantiers rémunérateurs y foisonnent. Ce pinaillage mis à part, votre texte en mode « Muray énervé » est tout simplement parfait.

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