Tolérance

Dans les anciens temps, les hommes disposaient du chevalet de torture.
Désormais, ils ont la presse.
Oscar Wilde


Voilà comment se présentait la page d’accueil du figaro.fr ce samedi matin. Voilà la première image que des millions d’internautes voyaient en arrivant sur l’un des plus gros sites d’informations de France. Une image choisie avec soin, donc. Par des gens avisés. Qui connaissent leur métier. Sauf à suggérer que les journalistes du Figaro sont incompétents ou stupides (ce qui constituerait un crime de lèse-journalisme qu’il m’est évidemment impossible de perpétrer).

Voilà donc, entre une infinité de possibilités, le choix de nos journalistes. Ces êtres modérés, tolérants, dépourvus de haine. Ces éclaireurs de l’opinion qui livrent au public l’information la plus indépendante, la plus impartiale possible. Et constituent, à ce titre, des rouages essentiels du bon fonctionnement de nos démocraties.

On y voit Trump dans une position parfaite. Buste offert. Idéalement incliné vers l’arrière. L’occasion est inratable. Par conséquent, la mire est positionnée précisément sur le cœur. Précisément sur le cœur. Le message est limpide. Ptaf.

Certains lèveront dédaigneusement les yeux au ciel, et rétorqueront qu’il s’agit là d’une mire d’objectif photographique. Qu’il ne faut pas voir le mal partout. Ne pas tomber dans des délires d’interprétation.


Je ne sais pas si ces esprits rationnels, tempérés, éclairés, auraient réagi avec la même nonchalance si, lors de la dernière campagne présidentielle, une parution favorable à Trump avait produit un tel montage prenant pour cible Hillary Clinton.
« Appel au meurtre évident« , « La Honte« , « Message subliminal abject« , « Scandale !« , « Les partisans de Trump ne reculent décidément devant aucune ignominie« , « Impossibilité d’avoir un débat apaisé« , « Climat nauséabond« , « Indignez-vous !« , etc. 
En ce cas, le « délire d’interprétation » se serait nommé « consensus ». Consensus impossible à remettre en cause, sauf à passer pour fou — ou, pire encore, pour partisan de Trump.

Mais il sera facile de m’objecter que ce scénario hypothétique relève, lui aussi, du délire d’interprétation. Et que je suis donc décidément incurable.
Incurable, donc je suis. Définitivement prisonnier de mes délires d’interprétation.

J’accepte le verdict de ces gens raisonnables, de ces âmes clairvoyantes qui voient loin en toute chose. Qu’on me permette quand même, avant de me renvoyer dans le troupeau des complotistes bas du front, d’ajouter quelques affirmations qui, elles, ne relèvent pas du délire d’interprétation.

Comme de constater qu’on voit assez rarement, dans la presse, des photos avec une mire. 
Comme d’observer que, quand cela arrive, le hasard fait que cela tombe sur Trump. Pas sur Hillary Clinton. Ni sur Barack Obama. Sur Trump. Sur le buste de Trump. Sur le cœur de Trump.
Comme de remarquer qu’on n’a encore jamais vu, dans les kiosques à journaux, de couverture du Figaro Magazine titrant « Islam en France : où en est-on ? » et affichant la photo d’un imam avec une mire sur le cœur. Ni de hors-série du Monde sur l’islam où serait représentée une femme en burqa avec une cible sur le « visage » (plus exactement sur le grillage).
Mais cela ne devrait pas tarder. Puisque je suis sujet à des délires d’interprétation, nous devrions bientôt voir se multiplier les photos avec mires. Oui, cette photo de Trump est le prélude d’une nouvelle mode. La mode des photos avec mires. Sur tous les sujets. Et sans que cela dérange personne.

Mes délires d’interprétation, cependant, mes satanés délires d’interprétation me disent que cette mode ne prendra pas. Je me figure en effet avec délectation une salle de rédaction où un journaliste proposerait en une la photo d’un imam avec une cible sur le cœur. Ou d’une femme voilée visée en pleine tête.
J’imagine les mines consternées des uns, les réactions catastrophées des autres, les cris épouvantés de certain-e-s. Et, émergeant de ce mélange de panique et de dédain, un consensus de fer pour dire qu’il est évident qu’une telle photo aurait des conséquences incalculables, notamment pour l’intégrité physique des journalistes… Une telle photo, en effet, ne pourrait qu’être mal interprétée…
Il en va des délires d’interprétation comme du reste : ils ne sont pas tous égaux. Certains sont immédiatement pris très au sérieux, quand d’autres, pour les mêmes faits, ne reçoivent que sarcasmes et quolibets.
La vie est décidément trop injuste.

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