Le tourisme est une névrose

 
Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs.
La Rochefoucauld
 
Parmi les personnages ridicules autant qu’ignominieux que produit notre époque, le touriste occupe une place de choix. La première, en vérité. Le haut du podium.
Le touriste est la quintessence, si l’on peut dire, du désastre anthropologique contemporain. Il condense avec une rare exhaustivité les caractéristiques les plus lamentables de l’anthropoïde actuel, cet être puéril, capricieux, obsédé par son nombril, incapable de s’en détacher pour porter au monde de l’attention et de la délicatesse ; cette baudruche perpétuellement dissipée, dépourvue de toute consistance, de toute vie intérieure, et donc frénétiquement exhibitionniste ; ce pitre tellement incapable de vivre par et pour lui-même qu’il partage les moindres détails de sa palpitante existence sur les réseaux sociaux, et juge de leur valeur au nombre de clones anonymes qui applaudissent à ses gesticulations narcissiques. Ce connecté compulsif, toujours en représentation, quémandant les like et les retweets qui conféreront un semblant de sens à ses déambulations d’esclave. Ce mouton bouffi d’autosatisfaction, glorifiant sans cesse sa « personnalité » formatée, tragiquement inconscient de son suivisme et de sa vulgarité.
 
Le touriste, dis-je, est tout cela. Et bien plus encore. Le touriste contemporain, en tout cas. En effet, à la faveur des fantastiques mutations anthropologiques survenues ces dernières décennies — et qui ont essentiellement consisté à l’infantiliser —, « l’homme » dans sa version contemporaine n’a plus rien à de commun avec son ancêtre l’adulte accompli. Ici, comme en tant d’autres domaines, le nom a survécu à la transformation du contenu. Puérilisé sans retour, et donc dénué de Surmoi, le bipède contemporain ne s’équilibre plus qu’entre pulsions, narcissisme et exhibitionnisme.
Certes, les pulsions, le narcissisme et l’exhibitionnisme sont des moteurs essentiels de la psyché humaine, sans lesquels rien de grand n’est possible. Certes, les pulsions, le narcissisme et l’exhibitionnisme constituent l’énergie psychique de l’individu, et on commettrait une erreur gravissime en les éradiquant. Certes, comme le disait La Rochefoucauld, « les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes » ; mais cette vision de l’homme, qui a régi l’humanité pendant des siècles — avec un succès indéniable —, ne signifie pas qu’il faille donner toute leur expansion à nos « vices ». L’enjeu consiste au contraire à en jouer habilement, à exploiter ces formidables ressorts de l’action humaine tout en les bridant, en les canalisant, en les civilisant par des principes plus nobles. Non pas à exalter, encore moins à anéantir ces penchants, mais à les tempérer.
Ainsi, pendant des siècles, leurs manifestations trop tapageuses était réprouvées socialement ou, plus efficace encore, ridiculisées — l’œuvre de Molière en est probablement le témoignage le plus éclatant. Mais on veillait à ne pas les supprimer. L’idée était d’obtenir un équilibre, subtil et instable, entre inclination aux turpitudes et aspiration au grandiose — entre Ça et Surmoi, pour parler en freudien. De cette dualité naissent en effet une contradiction, une dialectique extrêmement fécondes en dehors desquelles, à vrai dire, rien d’intéressant ne se produit…
Aujourd’hui, cet équilibre n’est plus. Tout s’est écroulé. A l’impératif de discrétion a succédé l’impératif d’exhibition. A l’injonction de retenue a succédé l’incitation à l’avachissement. A l’exhortation à la modestie s’est substitué l’encouragement à l’exaltation incessante et frénétique du Moi. Au souci de la décence a succédé une vulgarité nonchalante, décomplexée, vautrée. Il n’y a plus de barrière, plus d’entrave, plus de garde-fou : les pulsions règnent sans partage. L’homme contemporain est entièrement régi par le principe de plaisir. Tous ses caprices doivent être assouvis, sans faute et sans délai. Incapable d’ajourner la satisfaction de ses pulsions, structurellement hermétique à la notion de frustration, ce Narcisse despotique fait régner partout sa médiocrité triomphante. Un esclave et un tyran : voilà l’homme contemporain. Esclave de ses pulsions, donc tyran pour les autres.
 
Je disais donc que le touriste concentre et exacerbe jusqu’à la caricature ces caractéristiques. Bien sûr, je ne parle pas de tous les touristes ; je sais bien qu’il existe encore quelques individus qui pratiquent, autant qu’il est possible, un tourisme à l’ancienne (et s’exposent donc aux imputations infamantes de ringardise ou de passéisme). Hommage leur soit rendu, bien sûr ; mais ils ne m’intéressent pas ; car ils ne disent rien de notre époque, sinon que le désastre n’est pas total, et qu’il y a une résistance — mais le désastre ne sera jamais total, et il y aura toujours une résistance. Mon objet d’étude est bien plutôt le touriste d’aujourd’hui, le touriste archétypal, celui qui compose 90% du bétail touristique ; le touriste propre à notre temps, celui qui ne pouvait pas exister il y a seulement vingt ou trente ans. Lui me passionne au plus haut point ; car il révèle notre époque. Dans toute sa laideur, toute sa vulgarité, toute sa médiocrité, toute sa fierté. Plus que tout autre personnage — davantage même que l’infâme trottinetteur — le touriste incarne notre époque d’infantilisme, de narcissisme et  d’exhibitionnisme. Il en est la personnification suprême. Le marqueur le plus pur.
 
Le tourisme, en effet, ne s’est pas toujours résumé à brandir sa perche à selfies aux quatre coins du monde. Le tourisme n’a pas toujours été cette activité ignoble et impunie consistant à se pavaner en bermuda jaune fluo dans des lieux conçus par les plus grands génies. Le tourisme ne s’est pas toujours résumé à parader en t-shirt à message devant les productions des esprits les plus raffinés qui se puissent imaginer. Le tourisme n’a pas toujours consisté à défiler devant des chefs-d’œuvre les yeux rivés à son smartphone. Le tourisme ne s’est pas toujours limité à photographier et à caméscoper le monde ; il n’a pas toujours consisté à interposer systématiquement un écran entre soi et la beauté du monde, pour ne jamais la regarder de ses propres yeux. Le tourisme ne s’est pas toujours réduit à une activité d’enregistrement boulimique de la réalité ; il n’a pas toujours visé à…

… restons entre esthètes : la suite est réservée à ceux qui savent vraiment apprécier ma plume. Explications :

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