Beethoven

Il s’en est fallu de peu que je ne mette fin à mes jours. C’est l’art, lui seul, qui m’a retenu. Il me semblait impossible de quitter ce monde avant d’avoir donné tout ce que je sentais germer en moi.

Ludwig van BEETHOVEN

Je voudrais exprimer ma gratitude. Mon infinie reconnaissance pour certains hommes qui, lors de leur fugace vie terrestre, embellissent à jamais le monde. Ils lui insufflent leur vigueur, l’augmentent de leur esprit, le rehaussent de leur grâce. Par leur habileté et leur persévérance, ils enrichissent les siècles des trésors de leur âme. Maillons précieux, irremplaçables, ils sont les rares dont on peut dire, en s’en réjouissant : « Après lui, rien ne sera plus comme avant ». L’humanité qui vécut avant eux est donc à plaindre, privée qu’elle fut des merveilles qui jaillirent de leur inspiration.

Pour être tout à fait juste, ces êtres d’exception font bien plus qu’embellir le monde : ils sauvent l’humanité. Ils la sauvent de la laideur, de la tristesse, de l’accablante routine de la médiocrité. Ils mettent en échec la paresse et l’ennui. Ils terrassent la mesquinerie, triomphent de la bassesse et de la fatuité. Avec eux tout est grand, tout est beau, tout est noble.

Respirent-ils encore, à l’heure où nous parlons ? Ou nous ont-ils précédés il y a bien longtemps ? Peu importe, à vrai dire : leurs œuvres sont les preuves vivantes, là, sous nos yeux, dans nos oreilles, dans nos cœurs, que la vie humaine, cette lutte harassante et absurde contre le malheur, peut être victorieuse. Que la beauté et la grâce peuvent l’emporter sur l’amertume et la douleur. L’énergie, la ferveur qu’ils opposent — ou opposèrent — à la lancinante tentation du laisser-aller, de l’engourdissement,  de la prostration, sont tout entières passées dans leurs œuvres. Et donc à la postérité. Voilà, grâce à eux, c’est prouvé, l’homme n’est pas voué au néant. Par l’attention, par l’effort, par leur curiosité insatiable et leur soif d’exprimer, ils ont transmis la vie à leurs œuvres. Ils sont la victoire de la vie sur la mort.

Avides de sentir, d’observer, d’exprimer, il semblent sans limite pouvoir se déployer. Ils n’en ont jamais fini avec l’expression. Avec la forme. Avec les formes… Eternelle insatisfaction du génie. Eternelle voracité, aussi. Jamais rassasiés, ces observateurs frénétiques examinent, scrutent, contemplent, jugent, critiquent, se réjouissent, se révoltent, rien ne les laisse indifférents, tout à leurs yeux est digne d’attention. Rien ne leur est plus étranger que l’inertie, la passivité, l’approbation bovine du cours des choses. Constante effervescence. La fièvre est leur état naturel. Leur vie une ivresse permanente. Grâce à cette prodigieuse attention au monde, eux voient. Ils voient ce que le commun des mortels ne remarque même pas, car ils ont conservé intacts ce sens du détail, cette curiosité, cette capacité d’étonnement que tant d’humains abandonnent en même temps que leur enfance (si l’on peut dire : en vérité, la plupart se débarrassent volontiers de cette rare qualité de leur enfance, mais en conservent les innombrables défauts). Leur acuité d’observation, leur sens exquis du Beau les font remettre en cause les plus solides consensus, hurler de choses qui ne choquent personne, et s’indigner quand tous se résignent — est-il besoin de préciser que leur indignation n’a rien à voir avec l’indignation moutonnière des rebelles homologués façon Hessel le Résistant Sanctifié ? Ils sont la clairvoyance, ils sont la lucidité, mais voir ne leur suffit pas : ce qu’ils voient, ou plutôt ce qu’ils ressentent en voyant, il faut qu’ils l’expriment. Désir irrésistible. Devoir impérieux, serait-on même tenté de dire, si l’on ne craignait de verser dans le stéréotype romantique de l’art comme sacerdoce…

Quoi qu’il en soit, ces esprits enflammés ne cessent de chercher — que dis-je, ils trouvent, ils ne cessent de trouver — la forme adaptée à l’expression de leurs émotions et de leurs pensées. Mais « adaptée » n’est pas « parfaite » : ils le savent. Mieux que quiconque. Mieux que quiconque ils connaissent l’imperfection humaine. Mieux que quiconque ils savent qu’aucune forme ne les satisfera jamais ; que tant qu’ils vivront, telle émotion, qu’ils avaient domptée par tel chef-d’œuvre, reviendra les assaillir ; qu’il leur faudra de nouveau relever le défi de l’expression ; de nouveau dire, traduire, transcrire, transposer, répéter, ré-exprimer ; et de nouveau gagner, bien sûr.

Leur vie est une guerre sans fin dont ils remportent toutes les batailles. Une guerre dont chaque victoire les fortifie, enrichit leur arsenal technique, renforce leur puissance d’expression, et affine encore leur sensibilité. Une guerre ? Oui, une guerre. Notre époque d’affadissement niais, d’édulcoration frénétique, d’euphémisation enragée peut bien détester ce mot, comme elle déteste toute formulation un peu vigoureuse de la réalité, peu m’importe sa réprobation : c’est bien d’une guerre qu’il s’agit. D’un antagonisme radical avec le réel. D’une insatisfaction permanente envers le cours des choses, et d’une volonté vivace et tenace de les changer. Sans les esquiver. Différence essentielle entre l’artiste et l’enfant (quel que soit son âge…) : confronté aux vexations de la réalité, ce dernier choisit la fuite et les chimères consolatrices (à moins qu’il ne décide tout simplement de se venger en la détruisant) ; l’artiste les dépasse. Il ne se dérobe pas : il regarde la réalité en face, l’intègre et la surmonte. Aux inévitables déceptions du réel, il oppose sa lucidité et son imagination, quand la plupart des bipèdes se réfugient dans le déni et l’utopie (les deux ferments des grandes catastrophes). Contrairement au sourd désir qui, plus ou moins consciemment, travaille les adultes infantilisés de notre époque, sa volonté n’est pas de supprimer le réel et ses contrariétés : c’est de le vaincre. D’être meilleur que lui. De prouver par ses créations qu’on peut faire mieux. Par son refus obstiné de consentir à l’ordre du monde — tout en en acceptant les règles du jeu — il l’augmente et l’embellit. Ce faisant, il ne s’oppose pas à Dieu, bien au contraire : il le prolonge, bien humblement. « Dieu semble les produire afin de se prouver », disait d’ailleurs Théophile Gautier des artistes, des vrais… Pour le dire autrement, ce que le véritable artiste oppose au réel, ce n’est pas le « non » capricieux et dévastateur de l’utopiste, encore moins le « non » stérile et moutonnier du rebelle de plateaux-télé ; c’est le « non » fécond du créateur. Négation = création. Son insatisfaction vis-à-vis du réel, il ne l’exprime pas vainement par l’aigreur, la colère ou la violence ; il la résout par l’effort, la persévérance et surtout le talent. A la lassitude, à la confusion du monde, il oppose son sens acéré de l’observation, son imagination ardente, et son habileté sans limite pour l’expression. Par sa ténacité et sa puissance, il imprime au réel son sens du sublime : s’il le change, ce n’est que pour le magnifier, jamais pour le rabaisser. L’art est un témoignage de la grandeur de l’homme. A notre époque de sécheresse d’invention, où tout un tas de merdeux impuissants tiennent le haut du pavé et font passer leur stérilité pour le nombril artistique du monde, il est donc plus que jamais vital. Sans art, en effet, sans cette preuve que l’homme est capable de grâce, il n’y aurait plus beaucoup de raisons d’espérer. Mais heureusement, ils sont venus, ils ont vaincu, nous les avons rencontrés, nous sommes sauvés.

Puisque j’en suis à évoquer notre époque de nains, j’en profite pour balayer un lieu commun que l’anthropoïde moderne, ce fier ennemi de tous les stéréotypes, de toutes les idées reçues et de tous les préjugés, radote pourtant avec une belle docilité. Il y a en effet de nos jours un consensus de fer pour dire que Rubens, Rembrandt, Raphaël, Le Corrège, Le Pérugin, Le Titien, Tintoret seraient des grands noms de la peinture classique. De même Beethoven, Mozart, Chopin auraient fait de la musique classique. Baudelaire serait un auteur classique. Et Molière, alors ? Ultra-classique !

Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’entends « classique », je n’entends pas vraiment un compliment. Surtout à notre époque, où rien ne vaut que ce qui est réputé atypique, décalé, novateur, subversif, dérangeant, sortant des sentiers battus. Quand j’entends classique, j’entends banal, académique, conformiste, impersonnel, insipide, rébarbatif, plat. Rien de très séduisant. Tout se passe comme si l’on voulait faire accroire l’idée que les plus grands génies que la Terre ait portés, les hommes les plus originaux, les plus accomplis, les plus individuésqui aient jamais existé ne formaient qu’un troupeau uniformisé de pauvres types un peu désuets. D’ailleurs, un autre cliché bien ancré dans les cervelets contemporains est que tout art âgé de plus d’un siècle serait un art pour vieux (au sens péjoratif, évidemment, que notre fraternelle époque donne à ce terme). Les Beaux-Arts ? Des croûtes pour vieux ! La musique classique ? De la musique de vieux ! Et en effet, on ne peut que constater que Mozart est mort à l’âge vénérable de 35 ans. Que Raphaël, peintre sénile, a poussé jusqu’à 36 ans. Et ne parlons pas de Chopin, pianiste mort gâteux à l’âge de 39 ans. Ah, non, j’oubliais, Baudelaire pousse encore plus loin, lui qui s’en est allé à l’âge de 46 ans. Quant à Chassériau, ce petit vieux est parti à 37 ans… Et Géricault, alors ? A 33 ans, enfin, il s’en est allé !…

Alors pourquoi ? Pourquoi ces stéréotypes ? Pourquoi « classique » ? Pourquoi ce qualificatif dépréciateur pour désigner les productions les plus enivrantes du génie humain ? Car qu’y a-t-il, en vérité, de moins classique que la musique classique ? De moins conformiste, de moins académique ? Qu’y a-t-il de moins impersonnel que ces jaillissements de fougue, ces explosions d’ivresse, ces sanglots déchirants ? Qu’y a-t-il, au contraire, de plus original que les tempéraments de feu qui s’expriment dans ces chefs-d’œuvre ? Qu’y a-t-il, je vous le demande, de plus radical que ces vies intérieures d’une densité inouïe ? Oui qu’y a-t-il, si l’on tient vraiment à utiliser les adjectifs galvaudés de notre époque, de plus créatif que leurs inventions ? De plus novateur que leurs ouvrages ? De plus fantaisiste que les fruits de leur imagination ? Qui, mieux qu’eux, est sorti des sentiers battus ? Qui a plus innové ? Inventé ? Créé la sensation du nouveau ? Mais ce sont eux, bon sang, les vrais créatifs ! L’originalité, la vraie ! Ah, c’est sûr, pas l’originalité mimétique des bobos à bérets et autres moutons à lunettes carrées ! Pas celle des sosies à chapeau format Télérama, ni des clones à grosse barbe invités sur Nova ! Pas l’originalité d’emprunt de ces bataillons de castrés à lavallière qui, tout en se plagiant mutuellement, sont persuadés d’être dotés d’une riche individualité. Les artistes, les vrais, n’ont rien à voir avec ce ramassis de cabotins, de courtisans serviles, lèche-cul de producteurs ou larbins d’éditeurs n’existant que par l’amplification médiatique qui est faite de leur néant. Ils n’ont rien de commun avec ces morveux infatués qui confondent leur déjections narcissiques avec des productions artistiques ; rien de commun avec ces porcs impuissants que sont la quasi-totalité des prétendus « artistes » d’aujourd’hui — j’excepte bien sûr Amy Winehouse et quelques autres miracles. Ils sont l’antithèse même de ces personnalités délavées, de ces produits ultra-marketés qui disparaîtront dès que le système cessera de soutenir leur imposture. Les artistes dont je parle tiennent tout seuls. Par eux-mêmes. Par leur puissance. Par la consistance de leurs créations. C’est ce que tous les artistes à chapeau, tous les petits génies en CDD de notre époque ne peuvent supporter. L’existence de grands artistes est un affront à la prétention de ces vaniteux indécrottables. La comparaison avec eux une implacable humiliation. Il faut donc s’employer à les dissimuler. En parler le moins possible. Les enfouir dans le passé. Organiser méthodiquement leur méconnaissance en les figeant dans une réputation bien ronflante ; ou, à défaut, les dénigrer au maximum. Disqualifier leur existence, rabaisser la portée de leurs œuvres.

C’est de cette haine jalouse que procèdent les médisances du nain Sartre contre le géant Baudelaire. C’est elle qui est à l’œuvre dans les attaques de tant de roquets ineptes contre Céline. C’est elle encore qui s’exprime quand dans les plus belles églises de Venise, des « artistes » contemporains stériles et déprimés imposent aux visiteurs leurs chefs-d’œuvre de vacuité, et tentent de les mettre en équivalence avec les trésors d’humanité environnants. Enfin, on ne m’empêchera pas de penser que c’est cette même fièvre débineuse qui sous-tend l’emploi de vocables dévalorisants pour évoquer les ouvrages des grands maîtres.

Tout objet, en effet, est déjà préjugé par les termes dans lesquels on nous le présente. Le choix des mots n’est jamais anodin. Ces derniers conditionnent notre perception, notre opinion, notre jugement. Puissance redoutable de la sémantique. Il n’y a pas de langage neutre. Ainsi, qualifier de « classiques » les productions d’un artiste, c’est nous en donner un a priori assez peu bandant. Comme si on allait avec lui se coltiner de longs développements fastidieux, des platitudes sans fin, de longues minutes navrantes et soporifiques. C’est d’ailleurs à ce cliché que s’arrêtent la plupart des gens. Et se privent ainsi de plaisirs sensationnels. Mais après tout ça les regarde.

Moi, en tout cas, je ne suis pas près de vivre loin de ces mondes de voluptés suprêmes, d’émotions surpuissantes et de beautés renversantes qu’ont créés les génies. Pas près de passer une journée sans leur art, cette ivresse dont on ressort grandi. Pas près de décliner leurs perpétuelles invitations à la folie, qui sont aussi et avant tout des incitations à grandir, à s’élever, à prendre de l’ampleur. Non, ce n’est pas demain que je me priverai du réconfort de ces hommes qui redonnent foi en l’homme.

Parmi ces êtres glorieux, ces sommets de puissance et de délicatesse, il en est un qui dépasse tous les autres, tous modes d’expression confondus : c’est Ludwig van Beethoven. Plus grisant, plus émouvant encore que les quelques prodiges offerts par les siècles, Beethoven est l’artiste suprême — c’est-à-dire, avant tout, un homme profondément imparfait. Tempérament brûlant, impétueux, à la fois brutal et immensément sensible, capable de la plus folle élégance comme de la désinvolture la plus abrupte, cet homme miraculeux a tout vécu, tout ressenti, tout exprimé. De la détresse la plus lugubre à la joie la plus radieuse. Du plus sombre abattement au sentiment de triomphe le plus grandiose. Il suffit d’écouter ses morceaux, ces tourbillons de joie, ces flambées d’euphorie, ces explosions d’ivresse auxquels succèdent brusquement des sanglots craintifs, des gémissements anxieux, des élans sombres et tourmentés…

… restons entre esthètes : la suite est réservée à ceux qui savent vraiment apprécier ma plume. Explications :

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